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Article d’Histoire des idées politiques : Antonio Gramsci

Article d’Histoire des idées politiques : Antonio Gramsci

Article d’histoire des idées politiques

 

Militant politique, journaliste, critique théâtral et littéraire, tête pensante des mouvements ouvriers turinois puis Chef du parti communiste italien, Antonio Gramsci eut une vie courte, mais activement vécue. Il meurt à 37 ans, affaibli par dix années d’incarcération sous le régime fasciste. Il laissa derrière lui une œuvre désorganisée et informe, comprenant l’ensemble de ses correspondances, d’articles de presse et de ses écrits en prison. Cet héritage eut un impact profond sur la vie intellectuelle et politique en Italie, en Europe et ailleurs. Il est le penseur italien le plus étudié dans le monde. Longtemps mis de côté en France, Antonio Gramsci revient sur les devants de la scène intellectuelle et politique à partir des années 2000, à gauche comme à droite. Sa lecture nous invite à repenser la crise que nous traversons. S’il se revendique du marxisme, Gramsci comprend l’importance des idées, de la culture et du compromis politique dans la conquête du pouvoir. Il critique le matérialisme et l’idéalisme d’un marxisme « orthodoxe » et réfute l’idée d’un pur économisme et du déterminisme historique. S’il se veut aussi pragmatique, c’est peut-être parce qu’avant d’être un théoricien de la politique, Gramsci fut d’abord et avant tout un praticien de celle-ci.

 

Gramsci, une vie de combattant

« Je n’ai jamais voulu compromettre mes convictions, pour lesquelles je suis prêt à donner ma vie et pas seulement à être mis en prison »

Né en Sardaigne, quatrième enfant d’une famille de sept, de la petite bourgeoisie provinciale, Antonio Gramsci est élevé par sa mère dans une misère patente. Enfant, son père est emprisonné, accusé de malversation et d’extorsion dans le cadre de son travail de fonctionnaire fiscal. Gramsci sera obligé d’abandonner l’école pour travailler jusqu’à la libération de son père. Depuis son enfance, il est atteint d’une tuberculose osseuse, un handicap physique qui le fera souffrir toute sa vie. Petit et chétif, faible physiquement, il se construit un caractère combatif, une discipline d’homme d’action et un engagement inépuisable qui lui fera dire : « Je suis d’abord et avant tout un combattant ». Son combat, ce sera aussi celui de la révolution prolétarienne en Italie. Une révolution dans laquelle il veut voir les classes populaires participer entièrement. Il ne défend pas seulement un coup de force. Il veut transformer la société toute entière pour faire émerger une nouvelle « civilisation ». Toute sa vie sera dédiée à cet idéal. Ce caractère combatif se manifestera dans ses études. Élève appliqué, il recevra une bourse pour étudier à l’Université de Turin dans un cursus de philologie et de linguistique qui lui fera prendre conscience de l’importance de la langue dans les représentations mentales et dans les rapports sociaux. Influencé très jeune par les idées régionalistes, il abandonne les bancs de l’université pour se rapprocher des groupes socialistes dès 1913. À partir de 1915, il commence à écrire pour le journal socialiste L’Avanti — alors dirigé par Mussolini — puis, dans Il Grido del popolo. Fondateur et animateur de l’hebdomadaire Ordine Nuovo, diffusé essentiellement à Turin pendant le biennio rosso (les années rouges de 1919 et 1920), il devient le leader intellectuel des ouvriers italiens. Il théorise et diffuse l’idée des conseils d’usine comme centres de la vie prolétarienne et participe à leur occupation. En avril 1919, la grande grève des métallurgistes turinois, qui voit se soulever des centaines de milliers d’ouvriers à Turin, le marque profondément. Si cette dernière n’a pas réussi à avoir l’extension nationale voulue, faute du soutien du parti socialiste et des syndicats, cette expérience militante et révolutionnaire le bouleversera. Il en gardera l’idée que le travail politique est d’abord un travail culturel et que le mouvement révolutionnaire a besoin de la classe intellectuelle et du monde paysan pour arriver à ses fins. En 1921, animé d’une hostilité envers le parti socialiste jugé indécis et impuissant, Gramsci adhère au nouveau parti communiste italien avec ses camarades de l’Ordine Nuovo. En 1922, il y est nommé représentant au Kominterm et déménage à Moscou. Il y restera jusqu’en 1924 où il sera élu à l’Assemblée nationale. Le 5 novembre 1926, suite à une supposée tentative d’assassinat du Duce et malgré son immunité parlementaire, Gramsci est arrêté et condamné à vingt années de réclusion.

 

L’expérience de la crise

« L’aspect de la crise moderne que l’on déplore comme une “vague de matérialisme” est lié à ce que l’on appelle “crise d’autorité”. Si la classe dominante a perdu le consentement, c’est-à-dire si elle n’est plus “dirigeante”, mais uniquement “dominante”, et seulement détentrice d’une pure force de coercition, cela signifie précisément que les grandes masses se sont détachées des idéologies traditionnelles, qu’elles ne croient plus à ce en quoi elles croyaient auparavant. La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ». 

Dans l’Italie des années 1920, la révolution sociale semble imminente. Gramsci en a été le témoin actif depuis son poste à l’Ordine nuovo. Selon lui, la Première Guerre mondiale a complètement bouleversé les rapports sociaux dans les pays qui y ont été impliqués. Elle devait être patriotique et de courte durée mais fut un massacre, long et coûteux en vies humaines. Dès lors, elle créa chez les masses un refus de consentir au pouvoir désormais jugé illégitime. Selon Gramsci, c’est pour ces raisons qu’elle permit la révolution en Russie et créa les conditions d’un renversement du pouvoir en Italie. Ce moment de crise, il l’appelle crise d’autorité ou crise d’hégémonie et la définit comme le moment ou l’État n’arrive plus à faire accepter sa domination et à diriger un peuple qui décide de ne plus consentir. Alors, les opérateurs de l’assentiment à ce pouvoir se fissurent et il ne reste à l’État que l’outil coercitif pour dominer les masses. La crise n’est pas un phénomène entièrement négatif car elle contribue ainsi à briser les illusions sur lesquelles s’appuyait la domination. Gramsci a beaucoup réfléchi sur la notion de crise, sur ses causes et ses conséquences. Car s’il est témoin de la vague révolutionnaire des années rouges, il assiste également à son reflux et à l’arrivée au pouvoir des fascistes. Pourquoi la crise d’après-guerre eut-elle cette issue-là en Italie ? Comment les mouvements ouvriers auxquels il avait participé dans les usines de Turin avaient-ils pu laisser place au fascisme ? Selon Gramsci, la domination du capitalisme, fragilisé par la crise, avait survécu en formant une nouvelle hégémonie par l’alliance de recours avec le fascisme. C’est-à-dire une domination associant la contrainte au consentement.

 

Il faut opposer à l’ennemi une nouvelle force : l’hégémonie du prolétariat

« La révolution ne doit pas se faire sur un coup de force. Les formes d’organisations des masses populaires sont plus importantes que la question de l’insurrection armée. On est passé d’une guerre de mouvement à une guerre de position ».

Le concept d’hégémonie est sans nul doute celui qui définit le mieux la pensée gramscienne, car il englobe l’ensemble de ses réflexions. Le terme, déjà employé par les marxistes russes, désignait l’alliance en Russie entre la classe ouvrière et la paysannerie pour renverser la bourgeoisie. Une alliance au sein de laquelle les ouvriers exerceraient la direction, l’hégémonie. Gramsci reprend cette définition pour défendre l’idée d’une alliance entre prolétariens urbains du nord et paysans du sud en Italie. Mais il redéfinit aussi le terme pour désigner toute forme d’action politique dirigeante, entreprise par un groupe social sur un autre au cours de l’histoire. Or, cette domination n’est pas figée, elle est en constante évolution et repose sur des considérations culturelles, morales, et cognitives autant que coercitive. L’hégémonie se veut donc un outil politique et stratégique qui doit servir à définir une ligne d’action dans la perspective d’alliance et de persuasion intellectuelle contre la classe dominante. La phase jacobine de la Révolution française qu’il qualifie de national populaire est selon lui le modèle à suivre. D’abord, parce que les jacobins avaient l’ambition d’incorporer l’ensemble des couches subalternes au projet révolutionnaire. Au lieu de se concentrer uniquement sur la poursuite de leur intérêt de classe, la bourgeoisie aurait accordé des concessions à l’ensemble du tiers-État, comme le prix de leur adhésion au renversement de l’aristocratie. Gramsci souhaite ainsi que la classe ouvrière italienne du nord s’allie à la paysannerie du sud au sein d’un bloc populaire capable de renverser le modèle capitaliste bourgeois. Pour arriver à leur fin, les jacobins ont du hégémoniser l’ensemble des éléments populaires en diffusant une nouvelle idéologie, capable de mobiliser des groupes sociaux hétérogènes au sein d’une grande coalition. Ce sont les idées des philosophes des lumières qui, s’étant diffusées tout au long du XVIIIe siècle et préparant une telle unification sociopolitique, avaient permis la révolution. Pour Gramsci, puisque la bourgeoisie italienne domine par la force, mais aussi par le consentement culturel des masses, qui fait que le prolétariat adopte les intérêts de la bourgeoisie, il faut créer les conditions d’une nouvelle culture, d’une conscience de classe, formée par la production d’un travail culturel et pédagogique.

 

Le rôle des intellectuels organiques comme persuadeur permanent

« Chaque homme, en tant qu’il est vivant et actif, contribue à modifier l’environnement social dans lequel il se développe (c’est à dire à en altérer certaines caractéristiques et à en préserver d’autres). Autrement dit, il tend à établir des “normes”, des règles de vie et de conduite ».

Pour Gramsci, fervent partisan de Machiavel, le politique est constitué par la contribution de chaque être humain à la transformation de son environnement social. C’est la raison pour laquelle il réfute l’idée d’un pur économisme et du déterminisme historique qui plongerait les hommes dans l’attente passive de l’inéluctable révolution, annoncée par la prophétie de Marx. Au contraire, selon Gramsci, l’action du mouvement social est la condition sine qua non de la révolution prolétarienne. L’hégémonie a ses agents, ses relais idéologiques, à tous les niveaux. Ces intermédiaires, qui agissent dans la société civile, Gramsci les appelle intellectuels organiques. Ce fut les philosophes des lumières et les jacobins pour la Révolution française, seront les intellectuels du parti communiste pour la révolution italienne. La nouvelle hégémonie implique donc le développement de l’action des intellectuels, mais au sens gramscien du terme. Contrairement à Marx et Engels, dans l’Ideologie allemande qui semble rattacher les intellectuels sans ambages à la classe bourgeoise, Gramsci ne les y assimile pas entièrement. Pour lui, est intellectuel tout homme qui participe au processus par lequel un climat culturel, une vision du monde est créée, diffusée, partagée puis reproduite dans le temps et l’espace, qu’il exerce des fonctions de direction, oriente les personnes ou transmettre à un groupe un savoir et des techniques. Clergé, techniciens d’usines, professeurs, officiers d’armées, artistes, avocats sont tous des intellectuels. Ils sont ainsi appelés à élever les masses, diffuser une nouvelle conception du monde et assumer un rôle directeur dans la lutte politique, pour renverser l’hégémonie dominante et ainsi, permettre la révolution prolétarienne.

 

Kristen,
étudiant en Bac+5 à l’ISSEP